Femmes et Science – Portrait de Nina Miolane

Dans le cadre du mois Femmes et Science organisé à l’École polytechnique, rencontre avec Nina Miolane, professeure d'intelligence artificielle à the University of California, Santa Barbara, où elle dirige le Geometric Intelligence Lab. Elle nous présente son parcours scientifique, sa vision sur la place des femmes dans les sciences et délivre quelques conseils aux jeunes femmes en plein choix d’orientation.
Femmes et Science – Portrait de Nina Miolane
01 Mar. 2024
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En introduction et en quelques mots, pouvez-vous vous présenter ?

 

Formée à l’X et à Imperial College en physique théorique, j’ai ensuite effectué une thèse à l'Inria Sophia Antipolis. Sous la direction du Dr. Xavier Pennec (X89) et en collaboration avec Susan Holmes, professeure de statistiques à Stanford University, j’ai contribué à définir le cadre statistique de création de jumeaux numériques d’organes, afin d’améliorer les méthodes de diagnostic et pronostic de maladies neurodégénératives. 

Ma trajectoire m'a ensuite propulsée au cœur de la Silicon Valley, où j’ai occupé des postes dans l’enseignement supérieur et dans l’industrie : chez Caption Health, où j'ai participé à l'élaboration de diagnostics de maladies cardiaques par l’IA, avec un intérêt particulier pour déployer ces techniques dans les pays ou régions dépourvus de spécialistes médicaux ; à Stanford University où j'ai amélioré des techniques d’IA d’analyses d’images de cerveau ; et à Atmo où j’ai développé des modèles d’IA de prédictions climatiques, destinés en particulier pour les pays ou régions les plus à risque.

Aujourd’hui, je suis professeure d'IA à University of California, à Santa Barbara, où je dirige le Geometric Intelligence Lab. Avec mon équipe, nous développons des techniques géométriques pour déployer l'IA sur des données complexes – des formes de cerveaux, par exemple – sans avoir besoin de jeux de données énormes ni de pouvoir de calculs exorbitants. 

En effet, bien que le développement de ChatGPT ait pu bénéficier de l'étendue d'Internet en termes de textes et d’images, les jeux de données dans le domaine médical sont comparativement minuscules. Cela limite sévèrement l'entraînement de modèles d'IA. Je cherche avant tout à ce que l’IA ait un impact véritable et positif ; pour cela, il faut qu’elle soit également accessible à tous.

C’est aussi pourquoi j’ai cofondé le Real AI initiative, pour traduire nos recherches en solutions concrètes pour un impact réel dans le monde, ainsi que la Ann S. Bowers Women’s Brain Health Initiative, qui se spécialise dans l’utilisation de l’IA pour le développement des connaissances dans le domaine de la santé des femmes.

 

Qu’est-ce qui vous a incitée à suivre des études scientifiques, quels conseils donneriez-vous aux jeunes étudiantes qui hésitent ?

Initialement indifférente à la science, j'avais envisagé les études scientifiques comme une stratégie de carrière pragmatique. Cependant, à l’X, un exposé "des particules aux étoiles" a éveillé ma curiosité et m'a orientée vers la physique. J’avais toujours l'intention de m’orienter vers l'industrie après mon master, mais une rencontre fortuite avec mon futur directeur de thèse Xavier Pennec m'a intriguée et redirigée vers une thèse en IA en collaboration avec Stanford University, où j'ai rencontré Susan Holmes. Son quotidien de chercheuse m'a inspirée et elle est devenue mon premier modèle féminin. C’est à ce moment que j’ai pris conscience de mon désir de faire avancer les sciences. 

Aux jeunes étudiantes qui hésitent, je conseille de rencontrer des chercheuses/chercheurs et de discuter avec elles/eux de leur quotidien. Nous sommes tous passionnés par notre métier, il y a de quoi, et cette passion est contagieuse.

De plus, la science a besoin des femmes. Le manque de femmes scientifiques a contribué à d’immenses lacunes, par exemple un grand manque de connaissance au niveau international sur la santé de la femme. Parmi les 50 000 articles de recherche publiés en imagerie du cerveau depuis les années 1990, seulement 0.5% étudient la santé de la femme. La contraception déclenche-t-elle des épisodes dépressifs ? Quel est l’effet d’une grossesse sur la mémoire ? Pourquoi la ménopause provoque-t-elle des troubles du sommeil ? Nous avons atterri sur la lune, mais nous ne pouvons pas répondre à ces questions. Le fait que plus de 80% des professeurs d’IA et de neuroscience soient des hommes n’y est pas complètement étranger.

 

Vous avez reçu le prix international L’Oréal Unesco pour les femmes et la science en 2016. Pouvez-vous nous parler de ce prix, ce qu’il récompense et ce qu’il a signifié pour vous ?

J’ai reçu ce prix pour ma recherche sur les mathématiques nécessaires pour créer des jumeaux numériques d’organes, notamment de cerveaux. Ces modèles numériques permettent de représenter, dans un ordinateur, toutes les caractéristiques d’un cerveau « moyen » et de ses variations dans la population saine. Lorsque l’on obtient une image IRM d’un nouveau patient, on la compare au modèle numérique pour déterminer si elle représente une variation saine ou pathologique de forme de cerveau ; c’est le principe de la médecine numérique. 

Le prix L’Oréal-Unesco m’a apporté beaucoup de visibilité : j’ai pu partager ma recherche avec le grand public, et devenir ambassadrice pour le programme « For girls in science ». Je suis intervenue à plusieurs événements internationaux, ai visité collèges et lycées en France, pour partager mon quotidien de femme scientifique. Je me suis rendu compte que les gens étaient fascinés par la science ! Je me rappelle entendre une élève dire « c’est plutôt cool, en fait, les sciences » juste après mon intervention. Ces interactions ont largement contribué à mon choix de continuer en science. 

 

Vous dirigez un laboratoire d’intelligence géométrique à the University of California at Santa Barbara. Le chemin pour en arriver là a-t-il été compliqué ? Comment avez-vous trouvé votre place dans ce milieu plutôt masculin ?

Le chemin est en effet un peu compliqué, car on fait plusieurs années de recherche en thèse puis en postdoc, sans savoir si l’on parviendra à décrocher un poste. On se demande si « le jeu en vaut la chandelle ». Il le vaut bien et ces années de thèse et de postdoc sont d’ailleurs fabuleuses. C’est l’occasion de voyager, de rencontrer des personnes et des écoles de pensée très différentes. J’ai adoré toutes les étapes de ce parcours.

Ce n’est pas toujours facile de trouver sa place lorsqu’on est en minorité, comme cela est mon cas en science. Mais cela peut être également difficile de trouver sa place lorsqu’on est en immense majorité, comme les hommes en science. Cela dépend des caractères de chacun. Je vois beaucoup d’étudiantes qui me disent vouloir quitter les sciences à cause du manque de diversité.

Dans mon laboratoire, nous sommes 65% de femmes, soit une légère majorité de femmes, ce qui est unique pour un labo d’IA ! Le ratio de femmes dans mon département est de 15%. Je pense en effet que cette diversité nous permet d’avoir une excellente dynamique de groupe.

 

Qu’est-ce qui fait que votre métier est passionnant ? Et quels sont vos projets à venir ?

L'intelligence artificielle transforme radicalement notre monde. Il est fascinant de développer ces technologies, mais il est surtout crucial de veiller à ce que ces progrès profitent à tous. La plupart des entreprises d'IA sont contrôlées par des individus qui ne représentent pas l'ensemble de la population. Par exemple, le conseil d'administration d'OpenAI est composé à 100 % d'hommes blancs ou encore les 16 membres de l'équipe fondatrice de XAI d’Elon Musk sont des hommes. Si l'IA nous mène vers "the best world ever" comme l'a dit Sam Altman (OpenAI), nous devons nous demander pour qui ce monde est vraiment si bien.

Dans notre labo, nous ciblons les questions les plus urgentes qui nous semblent susceptibles d'être oubliées par l’IA. Par exemple, nous développons des méthodes d’IA pour faire progresser les connaissances dans le domaine de la santé de la femme. En effet, il est affolant de constater les lacunes de la communauté scientifique sur ce sujet. La recherche biomédicale repose principalement sur des données générées chez les hommes, même pour les troubles qui sont plus prévalents chez les femmes – qui représentent 70% des patients Alzheimer et qui ont un risque deux fois plus élevé de trouble dépressif majeur. Nous savons peu de choses sur la manière dont la ménopause, la grossesse, le cycle menstruel et les médicaments à base d'hormones influencent le cerveau. Ce n'est pas que nous ne pouvons pas le découvrir, c'est que peu de gens s'en préoccupent. Notre laboratoire cherche à renverser la tendance. Notre mission est de déployer l’IA sur les données médicales pour combler l'écart de connaissances lié au genre. Nous travaillons pour rendre la science inclusive, tant en termes de qui a le droit de poser les questions que à qui bénéficie les réponses.

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