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Les X et la Planète – Les Précurseurs – François Arago – Le climat, les forêts et le principe de précaution

La série les X pour la planète propose de présenter les parcours ou les initiatives de polytechniciens qui ont œuvré et œuvre encore à préparer un monde plus soutenable. Elle comporte cinq volets : Les Précurseurs, les Entrepreneurs, les Chercheurs, les Acteurs et les Managers. Cet épisode est consacré à un Précurseur, François Arago. Fabien Locher, historien de l’environnement, chercheur au CNRS et co-auteur avec Jean-Baptiste Fressoz de l’ouvrage « Les Révoltes du ciel, une histoire passionnante du changement climatique entre le XVe et le XXe siècle », revient sur l’engagement d’un des premiers polytechniciens en faveur de la défense du climat.
Les X et la Planète – Les Précurseurs – François Arago – Le climat, les forêts et le principe de précaution
13 déc. 2023
Soutenabilité, Portraits

1820, la forêt française est à son plus bas, environ neuf millions d’hectares. Des départements entiers n’ont pratiquement plus de forêts et subissent une érosion généralisée de leurs sols qui rend de vastes surfaces impropres aux cultures.

Les causes de cette déforestation massive sont multiples : pression démographique à une époque où le bois est à la fois l’énergie et le matériau de construction dominant – le pétrole et le béton d’aujourd’hui -, les besoins de l’industrialisation naissante alors que l’exploitation du charbon n’a pas encore pris son essor, les coupes sombres dans les forêts domaniales pour combler les besoins d’un État toujours à l’argent court quels que soient les gouvernements…

Face au péril, le régime de Charles X promulgue en 1827 un nouveau code forestier… le précédent datant de 1669 sous Louis XIV avec l’Ordonnance sur le fait des Eaux et forêts de Colbert. Le code de 1827 restreint drastiquement les droits d’usage des paysans sur les forêts à un moment où le souvenir de l’abolition des privilèges par la Révolution de 1789 est encore très vivace. Le coup est si brutal qu’il provoque l’un des mouvements de contestation les plus célèbres du XIXème siècle, la guerre des Demoiselles, qui oppose les habitants de l’Ariège aux représentants de l’État de 1829 à 1832 et qui se prolongera de manière sporadique jusqu’en 1872.

Pourtant, le nouveau code forestier de 1827 ne satisfait pas non plus les propriétaires. Qu'en est-il, Fabien Locher* ?

Fabien Locher : Le code de 1827 est particulièrement favorable aux propriétaires privés qu’il s’agit d’encourager à entretenir et à développer leurs bois. Deux limites sont toutefois posées à la toute-puissance des propriétaires : le droit pour la marine de venir puiser les meilleurs arbres dans les futaies pour ses navires et la confirmation de la réglementation du défrichement soumis à autorisation administrative.

L’article 219 du code forestier, qui prolonge cette disposition pour 20 ans, va devenir un véritable point de fixation des luttes qui se jouent, dans cette première moitié du XIXème siècle autour de la propriété privée et de la légitimité pour l’Etat d’y imposer des limites.

Les interdictions de défrichement représentent un réel manque à gagner pour des propriétaires désireux de convertir leurs forêts en cultures ou de faire un gain rapide en les liquidant. L’État est accusé d’être juge et partie en profitant de l’interdiction de défricher pour vendre à meilleur prix des parcelles issues des forêts domaniales.

Pour la bourgeoisie qui s’est affirmée et enrichie après la Révolution, pour les grands propriétaires rétablis dans leurs possessions par la Restauration, l’autorisation de défrichement est surtout perçue comme une atteinte insupportable au droit de propriété pleine et entière.

Très vite l’article 219 devient l’enjeu d’une véritable guerre d’usure parlementaire. Les libéraux passent à l’offensive en 1834, emmenés par Alexandre Anisson-Dupperron, ancien directeur de l’Imprimerie nationale, grand propriétaire foncier, et promoteur des doctrines économiques libérales. En pleine crise forestière, ils échouent à faire adopter leur amendement en faveur d’une libéralisation des défrichements dans les plaines avec comme contrepartie une sanctuarisation des forêts de montagne et des espaces dunaires.

Les libéraux ne vont pas en rester là ?

Fabien Locher : Ils reviennent à la charge dès l’année suivante. Les débats sont houleux. La réforme est combattue par le baron de Ladoucette, ancien préfet d’Empire et grand spécialiste des questions agricoles. Il fait valoir qu’il y en France de vastes friches qui ne demandent qu’à être mises en culture, que les bois ont une fonction défensive aux frontières en servant de rempart naturel à l’ennemi et que les forêts ont un rôle déterminant dans la lutte contre l’érosion. Après plusieurs jours de débats, chaque article de la proposition a été adopté mais, coup de théâtre, le vote sur l’intégralité du texte, lui, est négatif ! Le camp de la régulation respire mais il a senti le vent du boulet.

Comment ce camp de la régulation va-t-il gérer cette victoire sur le fil ?

Fabien Locher : Il va se réorganiser autour d’un nouveau système de défense. Les libéraux cherchent à focaliser l’attention sur les forêts de montagne et des espaces dunaires pour mieux défricher en plaine. En face Ladoucette et Hippolyte Passy, le ministre des Travaux publics, demandent de tout protéger car ce sont toutes les forêts, de montagne comme de plaine, qui contribuent à tempérer le climat dans l’ensemble du pays.

En 1836, Passy dans un vibrant discours à la Chambre des députés, invoque l’Égypte et Porto Rico, où les plantations et la protection des massifs auraient restauré et protégé les pluies. Il faut mobilier les savants et le ministre propose d’ajourner les débats, le temps pour un groupe de travail de poser un diagnostic. C’est la bronca. « Une enquête, c’est un billet d’enterrement » dénonce un député libéral.

C’est à ce moment que François Arago monte à la tribune. Celui qui intervient là n’est pas seulement un député, proche du centre gauche et du gouvernement, c’est aussi un polytechnicien, ancien assistant du grand savant Gaspard Monge, l’in des fondateurs de l’École polytechnique, professeur à l’X, directeur de l’observatoire de Paris, astronome mondialement célèbre mais surtout le patron de la science française, un personnage médiatique dont les paroles sont relayées par la presse et la littérature de colportage jusqu’au cœur du pays.

Au-delà de sa notoriété, quel est l’argumentaire que développe François Arago pour emporter l’adhésion de la Chambre ?

Fabien Locher : Il souligne le lien étroit qui existe entre forêts et climat. On ne peut pas prévoir, dit-il, ce qui se passerait si la forêt française reculait encore. Avant le grand déboisement qui a accompagné l’essor agricole du pays, le climat en France était « excessif » - les saisons étaient plus extrêmes. Le déboisement a donc été bénéfique. Mais est-on sûr de ne pas faire pencher la balance, au risque de précipiter des catastrophes ? Arago souligne l’incertitude qui règne et empêche une décision rationnelle. Il insiste : il faut des « idées exactes, incontestables » pour que l’Assemblée se prononce. Il faut créer la commission scientifique que propose le ministre. La voix de l’astronome porte : la discussion parlementaire est ajournée, le temps de solliciter des experts.

Quel est le sort de cette commission, le même que pour beaucoup d’autres… un rapport qui finit au mieux dans un tiroir ?

Fabien Locher : Une commission est créée avec dix-sept membres, dont Anisson-Duperron, Ladoucette, Arago, le physicien Gay-Lussac, lui aussi polytechnicien et des parlementaires des deux bords. Elle se réunit jusqu’à l’été 1836, et propose finalement de soumettre aux préfets et à l’Académie des Sciences une nouvelle enquête sur le changement climatique « depuis les temps historiques ». Le questionnaire porte sur l’évolution des températures, des pluies, de la neige, des vents, des crues et des sources.

L’Académie des sciences est chargée, comme en 1821, de la synthèse. Arago, de son côté, tente de mobiliser des experts orientalistes, philologues et historiens, en s’adressant à l’Académie des inscriptions et belles-lettres pour lui demander son aide afin de chercher des informations sur « l’ancien état thermométrique ou climatologique » de l’Europe chez les auteurs grecs, romains et orientaux.

Dix-huit mois après, la question des défrichements revient en discussion à la Chambre. C’est l’occasion pour Arago d’attaquer le gouvernement qui a viré de bord… ce qui l’a coupé de ses relais à la tête de l’Etat. Il accuse. Le questionnaire mis au point n’a jamais été transmis aux destinataires, les questions sont restées dans les cartons…

Que propose alors Arago ?

Fabien Locher : Sur le fond Arago reste ferme. La question a été débattue par les météorologistes les plus habiles : presque tous croient à une influence climatologique considérable des bois situés dans les plaines. Quant aux mécanismes et aux effets précis de cette action, Arago le confesse : j’étais et je suis encore dans le doute. Mais qu’importe : le risque est immense, rien moins qu’une destruction du climat et de l’agriculture française. La prudence doit l’emporter ; et l’incertitude, inciter à protéger. On ne doit pas jouer aux dés avec le destin de la Nation.

Arago propose en conséquence un nouvel ajournement des débats, le temps que l’enquête soit menée à son terme. Un député s’indigne : encore un « ajournement météorologique » alors que la science et Arago ont été incapables d’en dire plus sur la question en dix-huit mois. Climatosceptique avant l’heure, Gay-Lussac intervient et assène qu’il n’existe aucune preuve scientifique de l’influence des forêts sur le climat. Pourtant, l’ajournement, mis aux voix, est adopté. La stratégie d’Arago a payé, ses appels à la prudence face à l’incertitude l’ont emporté. La forêt n’est pas une propriété dont on peut disposer à sa guise. L’enquête, elle, n’ira jamais à son terme. En 1844, le ministre des Finances relance l’Académie des sciences qui devait synthétiser les résultats. L’Académie botte en touche et répond qu’il s’agit là de « questions très délicates ».

Et ce fameux article 219, à l’origine de toutes ces passes d’armes, qu’est-il devenu ?

Fabien Locher : L’article 219 finira par être amendé en 1859 dans un sens qui exonère de régulation l’essentiel des bois. Les temps ont changé, le code de 1827 a produit ses effets sur la reforestation, la France s’est urbanisée, la deuxième révolution industrielle est en plein boom grâce au charbon. Les positions d’Arago qui a de fait présidé pendant quelques mois l’éphémère Deuxième République française et accentué son ancrage à gauche, sont largement discréditées depuis l’arrivé au pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte et la proclamation du Second Empire. L’homme politique ne l’a-t-il pas emporté sur le savant ? Arago n’est-il pas allé trop loin en exagérant le risque d’une dégradation du climat du fait de l’action des hommes sur les forêts ? L’idée d’une dégradation anthropique du climat de la France va être mise en sourdine pour de longues années.

Sources :

*Les révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique ; XVe-XIXe siècle. Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Lorcher. Le Seuil. Point Histoire. Août 2022.

20.000 ans ou la grande histoire de la nature. Stéphane Durand. Actes sud Collection Monde Sauvage. Octobre 2018.

Depuis le XIXe siècle, la France joue un rôle central dans la préservation de la nature.  Le Monde. 13 décembre 2018.

Histoire du code forestier. http://fransylva-paca.fr/wp/histoire-du-code-forestier/

Le Journal des débats politiques et littéraires. 28 février 1836. Bibliothèque Diplomatique Numérique. https://bibliotheque-numerique.diplomatie.gouv.fr/ark:/12148/bpt6k4390513.item

Liens vers les autres épisodes :

Des X pour la Planète – Les Précurseurs - La dynastie Becquerel

Des X pour la Planète – Les Précurseurs - Georges Fabre – L’X qui plantait des arbres

Des X pour la Planète – Les Entrepreneurs – Sarah Lamaison – La fille de l’océan

Des X pour la Planète – Les Entrepreneurs – Antoine Guyot – Atomic Man

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